Une association inédite entre un insecte, une plante et un champignon

Des fourmis écarteleuses de la forêt guyanaise inventent un piège fatal

LE MONDE Article paru dans l'édition du 24.04.05


Trio meurtrier que cette fourmi, cette plante et ce champignon. Il exerce ses talents mortifères dans la forêt guyanaise, aux dépens d'insectes qui laissent traîner leurs fines pattes ou leurs longues antennes à proximité de redoutables galeries-pièges. Le dispositif, qui rappelle les machines de torture médiévales, est décrit dans la revue Nature du 21 avril par Jérôme Orivel et ses collègues du laboratoire d'évolution et diversité biologique de Toulouse (CNRS-Toulouse-III)

"En étudiant cette fourmi, Allomerus decemarticulatus, on s'est rendu compte qu'elle construisait des galeries sur lesquelles des insectes semblaient écartelés", raconte Jérôme Orivel. En y regardant de plus près, les entomologistes français ont constaté que ces corridors n'étaient pas de simples abris utilisés pour traire à loisir pucerons et cochenilles, comme le font certaines espèces de fourmis. Ils sont percés d'une multitude de trous, au niveau desquels les fourmis passent la tête, mandibules ouvertes.

Qu'un insecte inconscient s'approche de cette plate-forme d'aspect spongieux, et il est aussitôt happé, Gulliver entravé par une multitude lilliputienne. Immobilisé, ce géant de plusieurs centimètres subit alors l'assaut d'ouvrières de 2 millimètres de long seulement, qui peuvent le piquer impunément. La bête morte est ensuite halée vers une poche dans le feuillage, où elle est démembrée.

Ce piège d'une grande efficacité, qui assure à la colonie sa ration de protéines, dans un environnement dépourvu de matière azotée, est unique à plusieurs égards. Un tel dispositif collectif n'avait encore jamais été décrit chez les insectes.

Parmi les arachnides, les araignées sociales construisent bien des pièges de toile qu'elles exploitent en bande, avec une synchronisation et une coordination impressionnantes. Mais elles utilisent leurs propres fils de soie et non des matériaux extérieurs.

Allomerus decemarticulatus construit ses galeries grâce aux "poils" qui garnissent sa plante hôte, Hirtella physophora. "Elle débroussaille la tige et utilise les poils restants comme piliers et matériau pour ses galeries", explique Jérôme Orivel. La fourmi emploie aussi des débris organiques, qu'elle mâche puis régurgite pour les façonner. Ce mortier est ensuite colonisé par un champignon dont la pousse commence par les pourtours des trous "avant de s'étendre ensuite rapidement à l'ensemble de la structure".

Lorsqu'ils éliminaient les fourmis, les chercheurs constataient un développement anarchique des galeries. Il semble donc que l'insecte contrôle précisément la croissance du champignon, utilisé comme ciment. "Il est probable que les nouvelles reines transportent avec elles une souche de champignon lorsqu'elles vont construire une nouvelle colonie, avance Jérôme Orivel. Mais nous devons encore le prouver."

Comment cette association tripartite a-t-elle pu apparaître ? Les chercheurs n'ont pas la réponse. Ils vont retourner dans les sous-bois guyanais rechercher d'autres espèces de fourmis, pour voir si ce comportement est unique ou non.

Hervé Morin